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Cioran face à ses paradoxes

Le Dieu paradoxal de Cioran
Editions du rocher, 2003
Cioran
Oxus, coll. Les Roumains de Paris

Cioran face à ses paradoxes

Après l’excellent opuscule de George Balan, Emil Cioran (éd. Josette Lyon) et le bruyant essai d’Alexandra Laignel-Lavastine, Cioran, Eliade, Ionesco : l’oubli du fascisme (P.U.F.), l’exégèse cioranienne montre toute sa vitalité, toute sa croissance, avec la parution de deux ouvrages sur l’écrivain roumain Cioran (1911-1995), que l’on doit tous deux à Simona Modreanu, maître de conférence à Iasi et, par ailleurs, ancienne directrice du Centre Culturel Roumain de Paris.

Le Dieu paradoxal de Cioran a de belles formes de thèse volumineuse ; Simona Modreanu y étudie le rapport, fort complexe, de Cioran avec Dieu - auquel il aurait aimé croire, mais qu’il a pris comme cible privilégiée de ses invectives désespérées et de sa verve ironique. Cioran, au contraire, est un léger vade-mecum cioranien dans la même veine que le livre de George Balan, s’intéressant à la vie de Cioran et à l’ensemble de son œuvre, ainsi qu’à sa réception critique, dans une perspective de présentation simple et claire aux néophytes que n’auront pas repoussés les préjugés les plus répandus sur l’auteur du Précis de Décomposition : un “pessimiste”, un “nihiliste”, un “suicidaire”... Simona Modreanu leur réserve bien des surprises : “malgré les apparences d’une lecture superficielle, l’œuvre de Cioran est un hommage aux prestiges de la vie”, écrit-elle au sujet de cet écrivain “hanté” par la mort, de ce misanthrope loin d’être dépourvu d’humour.

On ne reprochera pas à Simona Modreanu de s’appuyer sur sa thèse dans son livre général ; mais traiter l’œuvre cioranienne - de son premier livre, écrit en roumain à l’âge de 23 ans, Sur les cimes du désespoir, au dernier, Aveux et anathèmes, écrit en français à l’âge de 76 ans - comme un tout informe dans lequel puiser, indifféremment du contexte, comme au hasard d’une promenade, les citations nécessaires à telle ou telle idée, voilà qui reste discutable comme base de travail, même si Cioran semble l’autoriser (pas d’évolution, à ses yeux, dans son œuvre fragmentaire, dans sa pensée émiettée), et même si la pratique est courante dans l’exégèse cioranienne (c’est d’ailleurs le mérite de George Balan que de respecter la logique indépendante de chaque livre de Cioran). Simona Modreanu pose honnêtement ses principes, sans toutefois s’y emprisonner jamais : il y a bien disjonction, sur le plan stylistique, reconnaît-elle au moins, entre le “lyrisme absolu” de l’œuvre écrite en langue roumaine (les six premiers livres de Cioran) et le raffinement, les nuances, des livres écrits en français (de 1949 à sa mort).

C’est avec subtilité et pertinence que Simona Modreanu nous propose son parcours dans l’œuvre cioranienne, qu’elle explique à partir de Dieu, cette “figure suprême” qui hante toujours Cioran et entraîne son désenchantement universel - par Son absence ou par Sa déchéance. Fils de pope et anti-chrétien, Cioran aura traversé l’existence et ses tourments en compagnie des saints, des mystiques, des gnostiques, voire des bouddhistes ; Simona Modreanu éclaire les dessous de ces fréquentations, sans tomber dans l’impasse de l’ironie, du paradoxal et d’un Cioran classé “inclassable”, elle nous révèle tout à la fois les tentations et les déceptions intimes de l’écrivain face au religieux - à partir de quoi elle applique sa grille de lecture aux grands thèmes chers à Cioran : le temps, le suicide, l’histoire, la mélancolie, la musique...

Comment écrire sur un auteur qui se repaît dans les contradictions et qui écrit : “tout commentaire d’une œuvre est mauvais ou inutile, car tout ce qui n’est pas direct est nul” ? Simona Modreanu relève le défi, et force est de constater que, par-delà les besogneuses séries de concepts qu’elle enchaîne, ses travaux aident considérablement à la lecture des textes à composante religieuse de Cioran, souvent abscons de par leur forme paradoxale : la critique partage avec l’auteur une érudition et une capacité de synthèse dynamique en matière de théologie - qu’elle intègre, toujours de concert avec le “frénétique amoureux de la futilité du mot” loué en Cioran, dans un discours précis et vivant à l’enthousiasme communicatif. Chez elle, Cioran, ironique et paradoxal par essence, sort de tous les carcans qu’on lui veut imposer et retrouve sa maudite et splendide incertitude : “Suis-je un sceptique ? Suis-je un flagellant ? - Je ne le saurai jamais, et c’est tant mieux”.

Nicolas Cavaillès
(janvier 2004)

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